La catastrophe du naufrage de migrants au large de la Grèce a été causée par les accords de l’Europe avec les dictateurs

*Première publication sur Middle East Eye

Les anciennes puissances coloniales alimentent les causes mêmes de l’instabilité sociale et économique à l’origine de ces flux de réfugiés

De David Hearst

Aussi grotesque que cela puisse paraître, ce qui s’est passé le 14 juin dernier, quand plus de 500 hommes, femmes et enfants se sont noyés au large de Pýlos en Grèce, n’était qu’un jour comme les autres dans la vie de la mer Méditerranée.

Les noyades en grand nombre de réfugiés tentant la traversée dans des embarcations surchargées depuis la Libye, la Tunisie et l’Égypte sont devenues si banales que cette mer mérite d’être dépouillée de son titre de berceau de la civilisation.

Plus de 1 200 personnes se sont noyées en Méditerranée l’an dernier, et près de 25 000 depuis 2014. Il faut désormais l’appeler la mer cruelle.

La cruauté, cependant, est entièrement d’origine humaine.

Au sud, vous avez des dictateurs qui dépensent des sommes incalculables en armements, en projets vaniteux ou tout simplement pour eux-mêmes. Non seulement ils entraînent leurs pays dans la misère, poussant chaque année toujours plus de leurs concitoyens les plus pauvres dans des bateaux, mais ils s’engagent activement dans des aventures militaires à l’étranger, semant la guerre et le chaos partout où vont leurs forces.

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Au nord, vous avez une Europe qui a pratiquement abandonné les opérations de recherche et de sauvetage en mer et qui fera tout, y compris payer les dictateurs, pour arrêter les flux migratoires. Les deux bords expriment des platitudes sur les décès.

Et les médias internationaux leur emboîtent le pas.

Il suffit de comparer la couverture médiatique qu’ont reçue les cinq passagers du sous-marin disparu la semaine dernière ainsi que les efforts déployés par la marine et les garde-côtes américains pour les retrouver avec le récit de ce qui s’est passé au large de Pýlos la semaine précédente et continuera à arriver tous les quinze jours cette année.

Une histoire horriblement familière

La tragédie s’est déroulée lentement et à la vue d’un navire des garde-côtes grecs à l’arrêt. Quatre survivants interrogés par le Sunday Times ont déclaré que les garde-côtes grecs n’avaient pas envoyé d’aide pendant au moins trois heures après le chavirage de leur embarcation.

Une enquête de la BBC a révélé que le bateau des migrants n’avait pas bougé depuis au moins sept heures avant de chavirer. Alarm Phone, qui surveille les mers à la recherche de navires en détresse, indique que l’embarcation a appelé à l’aide mardi soir, une journée entière avant son naufrage.

Les garde-côtes grecs, quant à eux, ont affirmé que le bateau des migrants avait refusé de l’aide et était en route pour l’Italie.

C’est une histoire horriblement familière.

Le 26 février, la même chose est arrivée à un bateau au large de Crotone, en Italie. Près de 200 réfugiés, pour la plupart afghans, étaient à bord, et 94 sont morts, dont 35 enfants.

De manière presque identique à la dernière histoire que les garde-côtes grecs ont tenté d’inventer de toutes pièces, le récit officiel italien consiste à dire que le bateau de plaisance en bois, le Summer Love, a coulé dans une mer agitée six heures après avoir été aperçu par un avion de Frontex (l’agence européenne des frontières), qui a rapporté que ce bateau turc « n’a[vait] montré aucun signe de détresse ».

Lighthouse Reports a obtenu les enregistrements de vol de Frontex, lesquels ont révélé que l’avion avait rencontré des vents violents deux heures avant de repérer le bateau et avait détecté une « réponse thermique importante » sous le pont, indiquant un nombre inhabituel de personnes à bord.

Ces deux détails ont été omis du compte rendu officiel.

« Il était fortement surchargé, et cela aurait été visible pour Frontex », a déclaré à Middle East Eye le porte-parole de Lighthouse, Klaas van Dijken. « Tout le monde était au courant, et ils n’ont pas envoyé de navire de sauvetage… et cette décision a eu d’énormes conséquences pour les personnes à bord. »

Frontex ne prend pas ces décisions de vie ou de mort dans un vide politique.

La Grèce, qui est admonestée par la Commission européenne pour sa politique de « refoulements violents », ne destine à la recherche et au sauvetage que 600 000 euros, soit 0,07 % du budget total alloué à la gestion des frontières.

Financer les trafiquants

De 2021 à 2027, la Grèce a reçu plus de 819 millions d’euros du budget actuel de l’Union européenne (UE) ; la majeure partie est dépensée, selon Catherine Woollard, directrice du Conseil européen pour les réfugiés et les exilés, pour empêcher les réfugiés d’entrer en Europe.

Le voisin immédiat de la Grèce, l’Italie, est encore plus explicite dans ses actions.

La Première ministre italienne Giorgia Meloni a fait tout son possible pour rétablir les relations de son pays avec les dictateurs du sud de la Méditerranée.

La politicienne d’extrême droite a rencontré Khalifa Haftar, dont le fief dans la région de la Cyrénaïque en Libye est le principal point de départ des migrants qui tentent de rejoindre l’Italie.

En plus de lancer une guerre civile contre le gouvernement d’union nationale libyen internationalement reconnu à Tripoli, paralysant ainsi toute chance de renaissance du pays après Mouammar Kadhafi, Haftar a soutenu Mohamed Hamdan Dagalo, alias Hemetti, dans sa tentative de prise du pouvoir au Soudan et a des liens avec les mercenaires de Wagner.

L’UE sait qu’elle finance les petites affaires entre les garde-côtes libyens et les passeurs. Une mission d’enquête de l’ONU en Libye a accusé des responsables des garde-côtes libyens et du département de lutte contre la migration illégale du pays de collaborer avec des trafiquants et des passeurs.

Plus tôt cette année, le commissaire européen au Voisinage, Olivér Várhelyi, a remis des navires de patrouille aux garde-côtes libyens et annoncé un projet de 800 millions d’euros visant à endiguer les flux migratoires en provenance d’Afrique.

Dans l’ensemble, Haftar a été responsable de la création d’un plus grand nombre de réfugiés que n’importe quelle personne à qui je puisse penser sur la côte nord-africaine, à l’exception peut-être de son ancien soutien, le président Abdel Fattah al-Sissi.

Cela fait dix ans que Sissi a pris le pouvoir par le biais d’un coup d’État militaire qui a renversé Mohamed Morsi, le premier président égyptien démocratiquement élu.

Selon le ministère italien de l’Intérieur, quelque 20 000 Égyptiens sont arrivés en Italie via la Libye en 2022, soit près de trois fois le nombre de migrants ayant fait la traversée à la même époque l’année précédente. On pense désormais que les Égyptiens constituent la majeure partie des réfugiés débarquant en Italie.

Soha Gendi, la ministre égyptienne de l’Immigration, a imprudemment admis lors d’une conférence téléphonique dimanche une vérité évidente : que les Égyptiens qui ont survécu à la catastrophe au large des côtes grecques feraient n’importe quoi pour éviter d’avoir à retourner chez eux. Quarante-trois d’entre eux se trouvent dans un camp de réfugiés en Grèce.

Juste après Haftar et Sissi se trouve le dictateur tunisien Kais Saied, qui a accueilli les dirigeants de l’Italie, des Pays-Bas et de l’UE pour un programme d’aide, après une courte période au pouvoir durant laquelle il a réussi à mettre son pays en faillite au point de risquer bientôt de ne plus pouvoir s’acquitter de sa dette extérieure.

La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a déclaré : « Depuis 2011, l’Union européenne accompagne le cheminement démocratique de la Tunisie. C’est un chemin long, parfois difficile. Mais ces difficultés peuvent être surmontées. »

Elle a tenu ces propos alors que Saied, le principal obstacle à la restauration de la démocratie parlementaire en Tunisie, se tenait juste à côté d’elle.

Aider les autocrates

L’approche de l’UE face à l’étouffement de la démocratie en Tunisie reflète celle de Meloni. Elle est même encore plus cynique que celle de la présidente du Conseil italien.

Lundi dernier, le chef de la politique étrangère de l’Union européenne, Josep Borrell, a déclaré à son homologue égyptien que l’UE donnerait au Caire 20 millions d’euros pour faire face à l’afflux de 200 000 réfugiés venus du Soudan. Il a appelé au déblocage des 80 millions d’euros promis à l’Égypte l’année dernière pour la gestion des frontières.

Ces chiffres sont des clopinettes par rapport à l’argent que les États de l’UE ont gagné en exportant des armes vers l’Égypte. Au cours des dix années qui ont suivi le coup d’État militaire de Sissi, les pays européens – y compris le Royaume-Uni – ont exporté ou autorisé pour 12,4 milliards de dollars d’armes vers l’Égypte, selon la Campagne contre le commerce des armes (CAAT).

Mais même si vous prenez les sommes que Borrell a annoncées lundi pour argent comptant, il n’y a aucun mécanisme formel dans ces accords pour surveiller la façon dont elles sont dépensées. Elles tombent simplement dans un grand trou noir, comme tout l’argent donné à Sissi.

Tout en appauvrissant les Égyptiens, les dépenses de Sissi en matière d’armement ont placé l’Égypte parmi les dix premiers importateurs d’armes au monde. Entre 2010 et 2020, le pays a acheté pour 22 milliards de dollars d’armes.

Pourquoi verser des larmes pour la démocratie quand l’autocratie est si bonne pour les affaires ?

Et, croyez-moi, l’UE a abandonné le programme démocratique qu’elle vante si haut et fort en Ukraine quand il s’agit de l’Afrique du Nord et des États désespérément pauvres qui se trouvent dans son arrière-cour.

Le président tunisien Kais Saied serre la main de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à Tunis, le 11 juin 2023 (Reuters)
Le président tunisien Kais Saied serre la main de la présidente de la Commission européenne Ursula von der Leyen à Tunis, le 11 juin 2023 (Reuters)

Lorsque les Tunisiens ont boycotté la décision de Saied d’inaugurer un Parlement fantoche, après avoir dissous le Conseil supérieur de la magistrature, Borrell a appelé à « rétablir la stabilité institutionnelle le plus rapidement possible ».

Saied n’était que trop désireux de le satisfaire en arrêtant Rached Ghannouchi, le chef d’Ennahdha, plus grand parti de l’ancien Parlement. À chaque étape, Saied a reçu un feu vert européen pour aller de l’avant en l’absence de toute action significative de la part de l’UE.

L’Europe a abandonné tout ce qu’elle prétend représenter dans son arrière-cour méditerranéenne. Y compris la Grande-Bretagne.

Interrogé lors d’une récente réunion de la commission britannique des Affaires étrangères sur ce que la Grande-Bretagne faisait pour obtenir la libération de Ghannouchi, le ministre britannique des Affaires étrangères James Cleverly ne savait même pas qui était le ministre en charge de la Tunisie, et encore moins ce qu’il avait dit.

« La Tunisie semblait être la bonne nouvelle du Printemps arabe. Il est décevant de voir reculer les progrès réalisés. Nous nous sommes engagés. Je vérifierai quand a eu lieu l’engagement le plus récent. Cela aura été fait. Ce n’est pas quelque chose que j’ai fait personnellement. C’est quelque chose qui nous tient à cœur », a déclaré Cleverly à la commission.

Une politique désastreuse

Le désastre que représente la politique britannique au sujet de la Tunisie, depuis le ministre responsable, Lord Tariq Ahmad de Wimbledon, jusqu’à l’ambassadrice britannique en Tunisie, Helen Winterton, réside dans le fait qu’elle suit les coutumes locales.

Lord Ahmad est le ministre des Affaires étrangères et du Commonwealth qui a été en poste le plus longtemps ; il a servi sous David Cameron, Theresa May, Liz Truss, Boris Johnson et maintenant Rishi Sunak. Il est en charge de l’Inde, du Pakistan, d’Israël, de l’Égypte, de la Tunisie et de la liberté religieuse.

Il possède la connaissance la plus approfondie de ce ministère, ayant servi les cinq derniers gouvernements. Si quelqu’un doit savoir ce qui s’est passé en Égypte, en Libye ou en Tunisie, c’est bien Lord Ahmad, car il l’a vécu. Or il ne fait rien de ses connaissances. Il dort vraiment au volant.

Tant que la Grande-Bretagne et l’UE refuseront d’appeler les coups d’État militaires par leur nom, continueront de soutenir des dictateurs vénaux et vicieux, le flot de migrants ne cessera de croître.

Car, tout comme lorsque la France, la Grande-Bretagne, l’Espagne et le Portugal étaient des puissances coloniales, ces pays alimentent aujourd’hui les causes mêmes de l’instabilité sociale et économique dans la région à l’origine de ces flux de réfugiés.

L’armée égyptienne est la principale cause de la chute économique du pays car une très grande partie de l’économie est entre ses mains. En comparaison, l’emprise du complexe militaro-industriel soviétique sur l’économie défaillante des dernières décennies de l’empire soviétique semble modeste.

Et pourtant, la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ne font que renforcer cette armée corrompue en lui vendant des armes.

Il s’agit d’une politique consciente, pas d’un accident de l’histoire.

Si les dirigeants de l’UE pensent qu’ils peuvent sauver l’Europe en flattant les dictateurs et en laissant couler les bateaux, l’avenir leur réserve une surprise.

Les flux migratoires en provenance d’Égypte et de Tunisie ne font que commencer. Il y a littéralement des millions d’autres Égyptiens, Tunisiens, Soudanais et Afghans qui s’organisent et épargnent pour faire le même voyage.

– David Hearst est cofondateur et rédacteur en chef de Middle East Eye. Commentateur et conférencier sur des sujets liés à la région, il se concentre également sur l’Arabie saoudite en tant qu’analyste. Ancien éditorialiste en chef de la rubrique Étranger du journal The Guardian, il en a été le correspondant en Russie, en Europe et à Belfast. Avant de rejoindre The Guardian, il était correspondant pour l’éducation au sein du journal The Scotsman.

 Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne reflètent pas nécessairement la politique éditoriale de Middle East Eye.

Traduit de l’anglais (original).

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